UniQ comme - Lataillade Edith

ComUniQ vous invite à découvrir une Haïtienne exceptionnelle qui a exercé de multiples fonctions à haut niveau, y compris à l’extérieur du pays, avec une simplicité et un engagement hors du commun. On mentionnera entre autres la présidence du Conseil d’administration de la Banque de l’Union Haïtienne (BUH), la vice-présidence de la Croix Rouge haïtienne, la présidence du Conseil d’administration de PROFAMIL. Édith Lataillade a fait preuve, durant toute sa vie, d’un sens exceptionnel du partage, de la solidarité, de la générosité. Elle s’est évertuée à promouvoir par l’exemple et l’action les valeurs de la démocratie. Elle l’a fait avec une rare constance, pendant un nombre d’années qui en dit long, non seulement sur sa volonté d’inscrire son action dans la durée,  mais aussi sur le respect et la confiance unanimes des personnes qu’elle a su rallier autour d’elle. Édith Lataillade a été aussi une artiste dans l’âme, s’adonnant avec bonheur à la peinture et à l’écriture, une vocation intérieure à laquelle elle a conféré une expression originale.

Sa vision s’est toujours inspirée des valeurs positives incarnées par les femmes, leur capacité à donner et préserver la vie, à élever leurs enfants, à leur assurer un avenir, à prendre soin de leur environnement, à cultiver la paix. Édith Lataillade force le respect et invite par son exemple à dire résolument non à la violence qui déferle actuellement sur le pays, à dire non aux gangs qui terrorisent la population, à dire non à la conception machiste du pouvoir et à ses abominations. Pour rendre compte des différentes facettes de sa personnalité, ComUniQ propose ici trois textes, le premier étant celui qui est intitulé « les leçons de ma vie », un exemple de retour sur soi, empreint d’humilité qui évoque l’art délicat de l’aquarelle. Les deux autres sont des interviews récentes qui mettent en lumière des aspects méconnus ou moins connus d’un parcours extraordinaire.

Les leçons de ma vie en guise de notice biographique

« J’ai vu le jour à la fin de l’année 1937, d’un mélange de races, de cultures, de croyances et de religions, loin des bruits et des conséquences de la guerre, hormis les restrictions sur le beurre, le savon et je ne sais trop quoi encore. Mais je n’ai pas manqué de lait à en croire les photos qui ont été faites de moi à l’époque.

Mes premiers balbutiements se sont faits au son des chansons créoles d’une merveilleuse nounou martiniquaise.

Avant de savoir lire, j’avais fait la connaissance d’Edmond Laforest, d’Etzer Vilaire, et de Jérémie.

Je savais reconnaître le grésillement de la radio retransmettant les discours du Général de Gaulle et de Rommel.

J’ai fait mes premiers pas sous l’œil avisé de ma grand-mère et de Mémé Kiefer, mère du Commandant Philippe Kiefer. Elles parlaient du débarquement en Normandie.

L’entrée à l’école m’a prise au dépourvu, j’étais obligée de rompre avec le rituel qui me liait à mes deux jeunes frères. Une maternelle qui me rappelle les odeurs de crayons, le tracé des lettres avec les pleins et les déliés, le sable gris, les chansonnettes françaises, les animaux en carton avec des noms, des couleurs et des ciseaux à bout rond. J’étais une enfant solitaire, je me créais mon monde, on me disait grincheuse, difficile.

La maternelle avec ma première meilleure amie, atteinte de surdité. Je me souviens de son langage fait de sons si différents du nôtre, que je croyais être une nouvelle façon de parler. Sa déficience n’a pas été un handicap pour nos relations, nous avons su partager nos jeux, elle était la fille du grand Jacques Roumain.

Puis vinrent les questions que se posaient mes parents pour la grande école : devais-je aller à l’école catholique comme mon arrière-grand-mère, ma grand-mère et ma mère, ou bien à l’école méthodiste comme mon père, sa mère et sa fratrie ? Un débat qui me laissait indifférente.

Mon premier livre de lecture, à part celui de l’école, fut « La famille émeraude » de Muriel Darly, mon premier héros Émeraude.

J’ai adoré humer l’odeur des livres de classe et apprécier le cérémonial de l’école catholique, la chapelle, le cliquetis des grands chapelets des bonnes sœurs, les litanies du mois de mai, les chemins de croix. Autant de rituels qui m’ont empêchée d’être une bonne élève.

Ma première peur : ma première communion, être à jeun sans rien avaler, pas même une goutte d’eau, la confession des péchés, les miens imprécis, quoi dire et ne pas dire ? 

Ma première préoccupation : la mort, l’histoire de la mort d’un grand-père que je n’ai pas connu et que ma mère n’a pas connu non plus, mort avec les 300 prisonniers politiques du Président Sam. Le deuil et sa chape de plomb, un lourd silence qui a traversé les générations et hanté nos rêves. 

Ma première expérience de la convivialité et de la tolérance : les réunions d’amis le dimanche à la maison et leurs discussions passionnées, leurs opinions divergentes ; directeurs de banques capitalistes, et écrivains communistes, échangeant leurs idées au son du violon de Delande.

Neuf ans à Sainte Rose de Lima, 30 camarades de classe, les grands sabliers, les échanges de billes, le nettoyage de la classe, le réfectoire et ses odeurs de nourriture que je mangeais avec dégoût, l’auditorium, les chemins ensemble même sous la pluie, le partage des frescos et les pistaches grillés. 

Les personnages originaux amusants de la ville : celui du dimanche sur le parvis de l’église, une rose au coin de la bouche « Je suis Pétion de Delbaud de l’Académie Française », ou encore Lochard, présent à toutes les réceptions sans y avoir été invité. Hugo mettant tous ceux qu’il croisait bras en l’air à l’équerre ! Même le Ministre de l’éducation nationale. C’était ma réalité confortable d’adolescente.

Le bruit et la foule m’angoissaient, le carnaval me dérangeait.

Ma première rencontre avec les différences sociales : Ana la rescapée. Le massacre des Haïtiens à la frontière. Ana chez les Salésiennes, portant un uniforme de toile bleue et des chaussures semblables à celles des hommes. Nous avions la même marraine. Ana passait ses fins de semaine chez nous, elle parlait espagnol et me disait dans un créole boiteux que Haïti n’était pas son pays et qu’elle souhaitait rentrer chez elle où elle avait des frères.

Ma deuxième grande préoccupation : 1946, la révolution, mon père avait une nouvelle fonction au Palais. Il parlait un nouveau langage. Ce nouveau langage m’inquiétait. Il avait une voiture de service !

L’exil, le déchoucage et autres perturbations…

Les classes et autres études supérieures : une licence en économie et en démographie, un parcours ordinaire. 

Ma première expérience avec les devoirs sociaux : la Croix Rouge. Ma mère parle de donner son sang. Pour elle, « c’est de l’énergie qui se perd en quantité, mais qui se gagne en qualité », elle organise une action de solidarité en installant des machines à coudre dans le living familial pour confectionner des vêtements pour les enfants victimes d’un ouragan dévastateur dans le sud.

Cette initiative me fit sortir de mon insouciance, elle fut à l’origine de mon engagement bénévole pour le renforcement institutionnel : 25 ans à la Croix Rouge – 37 ans à PROFAMIL - 12 ans à HHH (Healing Hands for Haïti) - 7ans à Femmes en démocratie - 15 ans à Soroptimist - 7 ans à l’Université Quisqueya, comme membre du Haut Conseil.

En termes d’années et d’expériences, je peux résumer mon parcours professionnel ainsi :

  1. Renforcement des institutions de santé du MSPP et introduction de la Planification Familiale dans les Centres de Santé communautaire. Découverte du terrain, de ses habitants, de leurs comportements et croyances, de leurs habitudes et de leur quotidien (pendant 10 ans). 
  2. Nations Unies et Coopération canadienne, UNFPA Haïti. Missions en Amérique du Sud et en Afrique, programmation des activités et évaluation (pendant 30 ans).

Qu’ai-je retenu de tout cela ?

  • La participation à l’engagement social est une obligation citoyenne ;
  • Il n’y a pas d’obligation d’aimer, il y a une obligation de respect ;
  • Un pays ne vaut que par ce que valent ses institutions ;
  • Les déficients physiques ne forment pas un groupe particulier, nous sommes tous de potentiels candidats à une déficience (par accident, maladie ou  vieillesse) ;
  • C’est quand on a chaussé les souliers des autres que l’on comprend leur démarche ;
  • La charité est une immoralité ;
  • L’université n’est pas une finalité, elle vous apprend à apprendre ;
  • C’est le regard d’un être cher qui fait le monde ;
  • C’est ce regard qui m’a interpellée et qui me retient encore en Haïti. »

Texte remis à Alain Sauval le 25 octobre 2021

Publié par ComUniQ, avec l’aimable autorisation de son auteur

 

Édith Lataillade : grande artiste et dame de cœur

Par Fabiola Carmel Wellington / vendredi 3 septembre 2021

« Une femme au parcours exceptionnel. Grande philanthrope. Très jeune, elle a appris le sens du partage. Pour elle, le bénévolat est plus qu’un devoir citoyen, c’est un sacerdoce. Cette grande dame haïtienne est une professionnelle avertie et une artiste dans l’âme. Retrouvez ci-après un voyage à travers certaines grandes expériences qui ont marqué sa vie.

Âgée aujourd’hui de 84 ans, Édith Lataillade est née à Port-au-Prince. Descendante d’une lignée d’écrivains de Jérémie, elle a trois filles, sept petits enfants et deux arrière-petites-filles. Elle a fait ses études chez les sœurs de Sainte Rose de Lima. Par la suite, elle a vécu pendant un certain temps aux États-Unis, puis à Londres.

Elle a une licence en économie et est diplômée en démographie de l’Institut des Hautes Études Commerciales et Économiques (IHECE). Au départ, elle voulait étudier l’art, précisément la peinture, la sculpture et le dessin. Mais, il lui fut impossible de réaliser ce rêve à ce moment-là, pour la simple et bonne raison que son père Roland Lataillade, Sous-secrétaire d’État de l’Intérieur sous le gouvernement du Président Magloire, ne voyait pas cette idée d’un bon œil. Donc, elle dut opter pour des études en économie. Parallèlement, elle fit quand même ce qui faisait battre son cœur, de la peinture,  avec bien entendu l’aide d’autres peintres, parmi lesquels Rose-Marie Desruisseau. Elle a beaucoup voyagé dans le cadre de missions à l’étranger en Asie et notamment aux Philippines, aux Antilles, au Mexique, au Chili, en Tunisie, au Maroc, au Rwanda…

Madame Édith Lataillade a eu un parcours que l’on peut considérer comme atypique. Femme de cœur, professionnelle avisée, artiste dans l’âme. Durant toute sa vie, elle n’a rien laissé au hasard, jamais elle n’a laissé passer les opportunités qui se présentaient à elle. Au point que certains lui disaient qu’elle s’éparpillait. Elle, de son côté,  répondait avec cette phrase que lui répétait souvent son père : « La vie, c’est comme un diamant, plus elle a de facettes, plus elle est belle ».

Son parcours professionnel

Ses premiers pas en tant que professionnelle, elle les a faits au Centre d’hygiène familiale dirigé à l’époque par le Dr Ary Bordes. Elle avait pour tâche d’illustrer des livres éducatifs. Elle nous a, entre autres, fait part d’une anecdote assez intéressante et de surcroît qu’elle adore. Il s’agit de son premier salaire, qui était de 300 gourdes par mois. Elle explique qu’elle avait été un tantinet déçue, estimant que cette somme était insuffisante. Téléphonant la nouvelle à son père alors en exil, ce dernier lui répondit: « Mais c’est toi qui devrais payer le Dr Bordes ! L’université nous apprend à apprendre, tu n’as jamais travaillé, donc tu ne sais pas travailler ». Cet encouragement lui permit plus tard de poursuivre ses expériences professionnelles, surtout au sein des Nations-Unies.

À l’époque, elle participa au grand projet du Dr Ary Bordes que l’on appelait  « Le Projet triangulaire » qui partait, dit-elle, de Port-au-Prince vers Fonds Parisien et Thomazeau. Elle dit ne rien regretter, que ce fut une très belle expérience.

Ensuite, elle fut invitée par le gouvernement anglais à un stage sur la communication appliquée avec la BBC pendant une année. Son expérience avec le Dr Ary Bordes lui avait facilité la tâche, elle avait acquis une compréhension de l’image des personnes illettrées. Elle écrivit un article paru dans un journal américain « Salubritas », spécialisé dans le domaine de la Santé Publique. Elle a dans le même temps travaillé pour  International Planned Federation Parenthood (IPPF Londres).

Très intéressée par les questions de démographie lorsqu’elle quitta Londres, de retour au pays, elle travailla aux Nations Unies, et eut ainsi la possibilité d’intégrer pour la première fois le bureau du Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA). À cette époque, il n’y avait que trois employés, elle, sa secrétaire et un chauffeur. C’était le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) qui se chargeait de la comptabilité. Pendant 25 ans, elle a travaillé pour cette institution internationale.

Son aventure professionnelle ne faisait que commencer,  lorsqu’elle apprit que le PNUD allait lancer un programme éducatif ; elle offrit son aide au Représentant en Haïti, après avoir jugé que ce qu’elle faisait à l’UNFPA répondait aux critères du nouveau projet. Au final, pendant 5 ans, sous sa supervision eut lieu une Université d’été à l’intention des normaliens. Elle put ainsi introduire la question du planning familial au sein des écoles. Le hic, c’est que cette idée que l’on aurait qualifiée d’innovatrice à l’époque, s’était avérée prématurée et même infructueuse. Car les parents à l’époque n’appréciaient guère l’éducation sexuelle et ignoraient le bien-fondé d’une telle démarche.

Son expérience au fil des années a été diversifiée et très enrichissante, embrassant le domaine de la santé, celui du développement, mais aussi l’évolution de la femme, et surtout la population. Son travail consistait à créer des images que devraient déchiffrer les membres de la population rurale. Elle a également, avec l’aide de Raphaël Stines, réalisé un mini film sur la famille. En plus de cela, la partie la plus intéressante pour elle était les pièces de théâtre, dont les personnages étaient interprétés par les paysans eux-mêmes. « Étonnamment, cela a eu un gros impact sur eux puisqu’ils ont pu mieux se reconnaître les uns les autres, » se réjouit-elle.

Le volontariat et le bénévolat, une vocation de vie

Pour elle, le volontariat est un devoir citoyen, tout le monde devrait en faire. Tout comme elle en a fait à côté de ses occupations professionnelles et comme elle continue d’en faire.

Spécialiste de femmes et développement, elle a apporté son support à l’organisation de « Femmes en démocratie ».

Si elle a intégré la Croix Rouge Haïtienne en tant que bénévole, c’est grâce à sa mère qui était donneuse de sang. Ainsi, elle y a passé 40 ans. Elle a aussi été la vice-présidente de cette institution.

Sa contribution sociale se situe également à travers l’idée géniale d’ouvrir en Haïti  l’association pour la Promotion de la Famille (PROFAMIL) en 1984. Comme elle le faisait si bien, elle allait frapper à la porte des institutions susceptibles de lui permettre de réaliser ce qu’elle avait en tête, toujours au bénéfice de la population. À la suite d’une rencontre avec l’un des cadres de l’IPPF New York, la PROFAMIL a vu le jour avec pour mission d’intervenir dans des domaines tels que la santé de la population, particulièrement celle des femmes et des enfants. Elle prodigua aussi des conseils sur la santé sexuelle et la reproduction diversifiée.

Elle a été membre fondatrice du club Soroptimist international, en Haïti il y a 19 ans. 
Cette année, elle a été distinguée par le Soroptimist international avec le titre de « Soroptimist exemplaire ». Grâce à ce club, elle apporte le réconfort à des particuliers ou des institutions communales, renforce les capacités des femmes, etc. Tout récemment, le club Soroptimist de Suisse lui a offert 8000 dollars à l’intention de la Healing Hands for Haïti.

Parlant justement de cette dernière, la Healing Hands for Haïti a reçu et continue encore de recevoir sa contribution. Pour aider à la prévention contre la Covid-19, elle a fait don de cache-nez, il y a quelques mois. Les bénéfices de son livre « La colère de la terre » (publié en 2018) relatant son vécu du tremblement de terre sont allés au profit de cette institution à travers leur programme  « Une jambe pour les femmes amputées du séisme du 12 janvier 2010 ».

Son univers comme artiste et créatrice

En tant qu’auteure, elle s’adonne surtout aux « mémoires historiques ». Elle adore conter les événements qui ont marqué la vie des autres. L’impact qu’une situation donnée a pu avoir sur certaines catégories de personnes. Elle écrit surtout sur la situation des femmes, l’information, l’éducation, etc. Elle a au total sept livres à son palmarès. Le Manuel d’introduction en éducation sanitaire (en collaboration avec le Dr Laurent Eustache), Centre d’hygiène familiale, 1976. Souvenirs imparfaits. Coin de mémoire, 1993. Les yeux du chat qui a gagné le prix Deschamps de 2001. La colère de la terre pour éviter l’oubli. Le dernier fil ou Les sanctions au quotidien, Imprimerie Deschamps, 1998, un livre sur la période de l’embargo. Les leçons apprises, récit, Imprimerie Deschamps. L’empreinte des semelles accusatrices, récit, Imprimerie Deschamps, 2008.

Outre l’écriture, Mme Édith Lataillade fait de la peinture. Petite, elle avait reçu une trousse de crayons de couleur au jardin d’enfants, que son grand oncle lui avait offerte. Ce cadeau pourtant bien simple l’a un peu émoustillée selon ce qu’elle a raconté. Son père n’a pas voulu qu’elle fréquente une école d’art. En revanche, il n’a jamais refusé de lui acheter les matériels nécessaires (livres, pinceaux, canevas, papiers, etc.). Ses tableaux sont vendus en Haïti et à l’étranger, elle a participé à beaucoup d’expositions.

L’artiste-peintre douée de sensibilité, mais aussi de bon sens, dénonce le phénomène d’acculturation auquel s’adonnent ses compatriotes depuis des lustres. Selon elle, un peuple doit s’accepter tel qu’il est et ne doit pas chercher à ressembler aux autres.

Du haut de ses 84 ans, Édith Lataillade n’est pas prête à prendre sa retraite. Elle a encore trois projets en cours de réalisation. D’abord, elle travaille sur une étude comparative des femmes dans les religions en Haïti. Ensuite, sur un projet d’album en noir et blanc, à partir de photos d’enfants prises lorsqu’elle travaillait en province. Et pour finir, son troisième projet consiste en la rédaction d’un livre sur l’atmosphère de sa vie, sa famille et son environnement en général. »

Édith Lataillade

Par Marie Alice Théard, interview publiée sur le site « Voix essentielles, Femmes en démocratie »

« Prix Deschamps 2001, licenciée en économie et diplômée en démographie, Édith Lataillade, artiste plasticienne, fait partie des aventuriers de l’esprit et de ces femmes conscientes du devoir citoyen, travaillant pour le bien-être du plus grand nombre. Venant d’une famille de Jérémie, victime du massacre perpétré dans cette ville, elle a toujours apporté son support aux efforts visant à un renforcement institutionnel en Haïti. Notre entrevue avec elle jette une lumière nouvelle sur les activités multiples de cette artiste et professionnelle active.

MAT — Édith Lataillade, on vous catégorise parmi les femmes féministes, militantes assidues et dévouées à la cause des femmes et des démunis. Dites-nous en plus.

EL — Je ne me suis jamais perçue comme une militante dans le sens de l’engagement public, mais plutôt comme une fervente croyante que la participation et le rôle social de tout citoyen, toute citoyenne, sont les conditions du droit à leur existence dans un pays. Si « un pays ne vaut que ce que valent ses institutions », participer à toute œuvre de renforcement institutionnel, c’est cela la militance. Dans ce contexte, parlant de bénévolat et de volontariat, en dehors de mes heures de travail professionnel tant au PNUD, au FNUAP ou à la Coopération canadienne, j’ai été touchée très jeune par la présence et le travail réalisé par la Société nationale Croix-Rouge à travers ma mère qui était une donneuse de sang :   «Don de sang don de vie», elle y croyait. Bien plus tard, devenue adulte, j’ai compris ce qu’elle voulait dire par cet adage « Croix-Rouge un jour, Croix-Rouge toujours ». Intégrée comme membre bénévole, j’y ai consacré mes connaissances dans un coude à coude constant pendant plus de 40 ans.

Mon engagement social s’est aussi traduit en bénévolat/volontariat dans plusieurs domaines. J’ai porté sur les fonds baptismaux en 1984 « L’association pour la promotion de la famille - PROFAMIL », j’ai été plusieurs fois présidente et membre active jusqu’à date. La Profamil est un lieu d’éducation, de conseil et de soins de santé de qualité, santé sexuelle et de la reproduction diversifiée, avec un focus sur la santé des femmes et des jeunes. La Profamil ne m’a pas empêchée d’apporter mon support : — au Haut Conseil de l’UniQ, — à l’organisation « Femmes en démocratie », à « Healing Hands for Haïti » particulièrement après le désastre de janvier 2010.

Membre fondatrice et membre encore active au Soroptimist international (Club d’Haïti) : club de services lié au Soroptimist d’Europe. Le Soropatimist focalise ses interventions sur l’amélioration des conditions de vie, l’habilitation des femmes et le renforcement des structures institutionnelles de groupement communal. Notre dernière intervention a été la construction d’un abri et l’installation d’un moulin à grain pour un regroupement de femmes de la localité de Chambrun près de Mirebalais.

MAT — Mariée et mère de famille, vous retournez à vos études classiques et universitaires que vous réussissez avec brio. Comment concilier les deux au début des années soixante ?

EL — Je suis mère de trois filles, de sept petits enfants et de deux arrières petites filles. Après mes études classiques en Haïti, un passage aux États-Unis, puis un séjour à Londres, je rêvais de m’inscrire à une école d’art, c’était en 1956 ; l’école d’art n’était pas possible. Je suis donc retournée en Haïti et me suis mariée. Après la naissance de deux de mes filles, mon retour aux études universitaires a été une option incontournable même en dehors de l’école d’art. Cette option a été l’économie et la démographie Ce retour aux études universitaires a été possible grâce au support inconditionnel de mes beaux-parents. Ce support m’a permis de concilier mes études et mes devoirs de maman.

J’aimerais ici raconter une anecdote qui a eu un impact important sur mon parcours professionnel. Licence, diplôme et certificat en main, je me cherche du travail. Une ouverture se présente au « Centre d’hygiène familiale » dirigé par le Dr Ary Bordes. Après avoir réalisé une entrevue, la proposition de salaire me laisse perplexe, j’hésite, 60.00 $ ou 300 gourdes. J’appelle mon père à l’époque en exil à la Jamaïque pour lui faire part de mes hésitations. La réponse fut fulgurante : « C’est toi qui devrais payer le Dr Bordes, l’université apprend à apprendre, tu ne sais pas travailler et tu vas beaucoup apprendre avec lui ». Un conseil judicieux qui m’a permis d’aborder ma carrière aux Nations Unies.

MAT — Témoin de la période duvalierienne, de la transition, de l’implantation de la démocratie, contez-nous votre expérience citoyenne lors de cette fameuse libération de la femme haïtienne.

EL — La période duvalierienne se situe dans mon esprit entre deux passages, l’une de grandes terreurs (l’horreur du massacre de Jérémie) qui nous a laissés dans une grande souffrance et beaucoup de sentiments d’impuissante colère. Un passage d’une violence inhumaine frisant la démence. J’ai vécu ce passage autour d’un devoir accru d’aider ceux qu’il fallait mettre à l’abri (si l’on pouvait mettre quelqu’un à l’abri ?). Un autre passage avec une résonnance bien moins violente, la terreur avait moins d’intensité. Pendant cette période, j’étais souvent en mission à l’étranger, je l’ai vécu aussi comme l’opportunité permettant à mes parents de revenir de leur exil. Ce passage a permis, grâce aux appuis de Mme Michèle Bennett Duvalier et d’autres femmes, d’obtenir en faveur des femmes mariées, l’annulation de l’obligation qui leur était faite d’avoir l’autorisation de leurs époux pour voyager et/ou ouvrir un compte bancaire.

MAT — Militant pour les ouvrières surtout pendant la période de l’embargo. Vous avez publié le livre témoignage : « Le dernier fil ». Vous avez collaboré aux recherches devant mener à un juste remaniement de la Constitution haïtienne, tâche ardue et ingrate ; vous êtes active à la Croix-Rouge, à Profamil, risquant parfois votre vie. Vous pouvez nous en parler ?

EL — Déjà avant la Première Guerre Mondiale, des formes de sanction ont été appliquées contre des nations en temps de guerre. La Grande Bretagne a imposé des sanctions économiques à la France afin de prévenir l’hégémonie et l’expansionnisme de Napoléon.

Dans notre cas, ces sanctions ont été plus qu’un embargo, un siège et pourquoi ? Quelles ont été les conséquences ? Sans même faire une enquête et/ou une analyse économique et financière approfondie, le drame de cet embargo n’a aucun justificatif. Les conséquences ont abouti à des villes mortes, des hôpitaux sans soins ni médicaments, des écoles fermées, des enfants malades, des ateliers de travail fermés et des femmes-chefs de famille sans travail. L’horreur était à nos portes. Pendant cette sombre période, la Profamil a pu grâce à un don d’essence (il n’y en avait pas, sauf pour quelques-uns) sillonné le pays pour amener des soins de première nécessité. Nous avons recueilli des témoignages que j’ai consignés et mis sous forme de recueil. (Le dernier fil ou les sanctions au quotidien). Livre dont la présentation laisse à désirer et qui n’a suscité aucun intérêt sauf d’une collègue des Nations Unies qui a trouvé des raisons valables pour cette mesure inique.

J’ai collaboré avec des missions que certains considèrent risquées mais qui ne m’ont jamais effrayée. L’une d’entre elles était aux Gonaïves pour accompagner une mission d’éducateurs de l’UNESCO. Les directeurs des établissements de la zone étaient tous présents et à un moment, la situation devenait tendue, mais aucune instruction du siège ne m’étant parvenue, les travaux continuèrent et c’est de retour à Port-au-Prince que j’appris que Gonaïves était à feu et à sang. C’est alors que j’ai compris la manipulation d’une certaine presse. »

ComUniQ, 27 octobre 2021

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